Un tournant industriel à Jorf Lasfar
Sur la côte atlantique, à quelque 110 kilomètres au sud de Casablanca, le port énergétique de Jorf Lasfar a longtemps résonné au rythme des cargaisons de phosphate et des centrales thermiques. Depuis le 25 juin, il accueille également l’usine de matériaux pour batteries lithium-ion de COBCO, coentreprise entre le fonds marocain Al Mada et le géant chinois CNGR Advanced Materials. Avec près de 20 milliards de dirhams d’investissements, le site de plus de 200 hectares marque l’irruption officielle du Maroc dans la chaîne d’approvisionnement mondiale des véhicules électriques (Agence Marocaine de Presse, 2024).
Cette première unité industrielle dédiée aux précurseurs cathodiques NMC – alliage de nickel, manganèse et cobalt – traduit la volonté du royaume de passer d’exportateur de matières premières à fournisseur de composants à haute valeur ajoutée. Pour le ministre de l’Industrie Ryad Mezzour, cité lors de la cérémonie d’ouverture, « le Maroc sera, d’ici peu, l’un des cinq seuls pays dotés d’une filière batterie totalement intégrée, de la mine à la cellule ». Une affirmation ambitieuse, mais portée par une stratégie industrielle planifiée depuis près d’une décennie.
Les rouages d’une intégration verticale inédite
Au-delà de la fabrication de précurseurs cathodiques, le complexe COBCO héberge une raffinerie de métaux critiques et une unité de recyclage des déchets de batteries. Cette approche « mine-chimie-recyclage » réduit la dépendance aux importations de métaux raffinés et sécurise la chaîne d’approvisionnement, deux variables cruciales dans un marché mondial souvent exposé à la volatilité des cours et aux tensions géopolitiques (Bloomberg, 2024).
Le royaume tire parti de ses réserves de phosphate, dont l’acide phosphorique se révèle indispensable au procédé NMC, mais aussi de gisements de cobalt et de cuivre dans le Haut-Atlas et le Sud-Est. Les contrats d’off-take conclus entre Office Chérifien des Phosphates (OCP), Managem et COBCO garantissent un approvisionnement local régulier, tandis que la dimension recyclage répond à la montée des exigences européennes en matière de contenu circulaire des batteries. En couplant extraction locale et bouclage de cycle, le Maroc se place dans la dynamique ESG devenue incontournable pour les investisseurs.
Alliances sino-marocaines et diplomatie économique
L’accord avec CNGR n’est pas isolé. En 2024, Hailiang a annoncé la construction d’une usine de cuivre à Tanger Tech pour près de 600 millions de dollars, tandis que Shinzoom installera une ligne d’anodes à hauteur de 400 millions dans la même zone industrielle (Xinhua, 2024). Le groupe BTR New Material Group a, de son côté, signé un protocole pour édifier une unité de cathodes. Ces investissements reflètent la stratégie de « co-localisation compétitive » défendue par Rabat : attirer le capital chinois tout en conservant une majorité de valeur ajoutée sur le territoire national.
Ce maillage industriel s’appuie également sur le réseau de traités de libre-échange conclus par le Maroc avec l’Union européenne, les États-Unis et plusieurs pays africains. En pénétrant le marché des véhicules électriques, le royaume entend consolider sa position de pont entre l’Europe en quête de chaînes d’approvisionnement sécurisées et l’Afrique où la demande de mobilité propre monte en puissance.
Un écosystème automobile en mutation accélérée
Déjà troisième exportateur mondial de fils électriques automobiles, le Maroc ambitionne de hisser le taux d’intégration locale de ses véhicules à 70 % dès 2025, avec un objectif de production de 107 000 voitures électriques par an. Les usines Renault à Melloussa et Stellantis à Kénitra, jusque-là spécialisées dans les moteurs thermiques, adaptent progressivement leurs lignes d’assemblage à la traction électrique. Les formations techniques à l’Institut de Recherche en Énergie Solaire et Énergies Nouvelles (IRESEN) et dans les universités publiques sont renforcées afin de répondre à la demande de compétences en chimie de pointe et en génie électrique.
Cette transition s’avère également sociale : l’Office de la Formation Professionnelle et de la Promotion du Travail (OFPPT) prévoit 25 000 techniciens et ingénieurs dédiés aux batteries d’ici trois ans. Pour la jeunesse maghrébine, l’émergence de ces métiers constitue une passerelle vers des emplois qualifiés, souvent mieux rémunérés que la moyenne nationale, et plus compatibles avec les standards environnementaux défendus par la génération climat.
Perspectives continentales pour une jeunesse électrifiée
En s’inscrivant dans la course aux matériaux stratégiques, le Maroc redéfinit la géographie industrielle du continent. À court terme, la proximité logistique avec l’Europe confère un avantage compétitif certain ; à plus long terme, l’expérience marocaine pourrait servir de laboratoire aux pays d’Afrique centrale riches en cobalt et en cuivre, dont la République du Congo, qui réfléchissent à une montée en gamme similaire. Le Marché unique africain, progressivement mis en place par la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), pourrait faciliter la diffusion de ces écosystèmes régénérateurs d’emplois et de savoir-faire.
Pour les jeunes adultes congolais, l’exemple de Jorf Lasfar rappelle qu’une stratégie alliant ressources locales, diplomatie économique et formation spécialisée peut transformer une rente minière en chaîne de valeur technologique. Alors que la planète s’électrifie, la bataille de la batterie se joue déjà. Elle se gagne par l’anticipation, la confiance en sa main-d’œuvre et la capacité à greffer l’innovation sur un terreau national. Le Maroc vient d’en administrer la preuve, laissant présager d’un avenir où l’ingéniosité africaine alimentera, elle aussi, les moteurs silencieux du XXIᵉ siècle.