La Côte d’Ivoire, épicentre sous-régional des plumes économiques
Depuis l’aube du 25 juin, le Plateau d’Abidjan bruisse d’argot journalistique. Affiches orange et bleu de l’Union économique et monétaire ouest-africaine tapissent la salle de conférences où se retrouvent plus d’une centaine de rédacteurs spécialisés. L’initiative est portée par la nouvelle Plateforme des médias de l’UEMOA, déterminée à repositionner la presse économique dans un espace public souvent cannibalisé par le commentaire politique.
Le choix d’Abidjan n’est pas innocent. À la fois hub financier et laboratoire des Start-up, la capitale économique ivoirienne accumule les symboles de la modernité régionale. « Nous sommes venus chercher l’inspiration à la source », glisse, mi-taquin, mi-lucide, la Béninoise Nadège Ahouandjinou. Pourtant, derrière l’enthousiasme, flottent les inquiétudes d’une profession qui se sait scrutée par les citoyens en quête de transparence budgétaire.
Transformation numérique : un saut qualitatif encore inachevé
Le thème-cheval du colloque est martelé dès l’allocution inaugurale du ministre ivoirien de l’Économie numérique : « Le cloud et le mobile ne sont plus des options mais des obligations pour qui veut informer vite et bien. » Autour des tables rondes, l’accord est général pour reconnaître que les rédactions de l’espace UEMOA peinent à adopter des outils de Data-journalisme, faute de bande passante stable, de formation continue et de modèles économiques clairs. « Nous devons cesser d’être de simples chroniqueurs de chiffres pour devenir des éclaireurs de sens », insiste Kouamé Affi, président de la Plateforme.
La perspective n’est pas que technique. Les algorithmes bousculent la hiérarchie de l’information, la dépendance aux réseaux sociaux rétrécit la durée d’attention, et les publics jeunes — plus de 60 % de la population de la zone — réclament un storytelling immersif. Or, les budgets éditoriaux se contractent. Entre la tentation d’un recours massif à l’intelligence artificielle générative et la crainte de perdre la finesse d’analyse humaine, la discussion vire à la dialectique : comment concilier vitesse, véracité et profondeur ? L’équation est d’autant plus épineuse que l’empreinte carbone du numérique demeure un angle mort des rédactions.
Intégration régionale : de l’harmonie monétaire au chaînon médiatique manquant
Au-delà du gadget technologique, le colloque interroge le rôle de la presse dans la fabrique de l’intégration ouest-africaine. Vingt ans après la mise en circulation du franc CFA version UEMOA, les tarifs douaniers communs peinent à se traduire en libre circulation effective des biens. La couverture médiatique reste, elle aussi, fragmentée. Une enquête présentée par l’École supérieure de journalisme de Dakar démontre que 70 % des articles économiques lus au Mali portent encore prioritairement sur l’économie française.
Face à cette dissonance, les participants plaident pour une mutualisation des ressources documentaires et des syndicats de relecture transfrontaliers. Dans les couloirs, un journaliste burkinabè confesse la difficulté à accéder à des données fiables sur les exportations de cacao ivoirien : « Sans statistiques harmonisées, comment expliquer à mon lectorat la logique d’un tarif extérieur commun ? » Pour de nombreux observateurs, la faiblesse de l’espace informationnel régional nourrit les fantasmes et entretient une méfiance qui finit par contaminer les projets d’intégration physique.
Responsabilité générationnelle et enjeux congolais
Si la voix des pays membres de l’UEMOA domine, l’écho du reste du continent n’est pas absent. Plusieurs intervenants congolais, conviés en qualité d’observateurs, ont rappelé que l’intégration régionale d’Afrique centrale demeure embryonnaire, en dépit d’un potentiel minier et forestier considérable. « Vos débats anticipent nos propres dilemmes : infrastructures numériques, cadastre des données, indépendance rédactionnelle », indique la consultante brazzavilloise Marlène Ntsika.
Pour la jeunesse congolaise, habituée à naviguer entre les jobbings du numérique et l’irrégularité de la connexion, l’expérience ouest-africaine offre un miroir stimulant. Les thèmes de la formation continue, du financement participatif des médias et de la régulation des contenus toxiques sont perçus comme autant de chantiers possibles de coopération Sud-Sud. En filigrane, affleure l’idée que la démocratie économique passe par une presse transnationale solide.
Perspectives : de nouvelles grilles de lecture médiatique
Les travaux s’achèveront sur une « Déclaration d’Abidjan », texte qui promet de fixer un calendrier de formations croisées, un partage sécurisé de bases de données et la création d’un fonds régional d’innovation médiatique. Les rédacteurs en chef présents se sont engagés à inclure, avant fin 2026, au moins 30 % de contenus transfrontaliers dans leurs dossiers économiques.
Reste le nerf de la guerre : le financement. La Banque Ouest-Africaine de Développement envisage un guichet pilote de cinq millions de dollars dédié à la digitalisation des rédactions. Mais beaucoup redoutent que les subventions institutionnelles conditionnent l’agenda éditorial. La vigilance citoyenne sera décisive. En attendant, Abidjan rappelle, avec un brin d’ironie, que la transformation numérique est moins une question d’appareils que de culture professionnelle : la disruption, c’est d’abord dans les salles de rédaction qu’elle se joue.
