Un centre-ville en mutation accélérée
À Brazzaville, les grues et les pelleteuses rythment désormais le quotidien du cœur historique. Au détour de l’avenue de la Gare ou dans le périmètre jouxtant la cathédrale Sacré-Cœur, des immeubles émergent avec une célérité qui surprend jusqu’aux plus aguerris des urbanistes. L’ancienne parcelle du centre émetteur de l’ONPT, naguère bordée d’eucalyptus, laisse place à des façades vitrées promettant bureaux et appartements haut de gamme. Dans le même temps, l’esplanade jouxtant Radio-Congo se couvre de clôtures signalant de futures constructions. Cette densification, parfois qualifiée de « silencieuse », répond à la pression démographique et à la demande de locaux commerciaux, deux dynamiques que plusieurs analystes considèrent inéluctables pour toute capitale en croissance.
Les chiffres de la Direction générale des affaires foncières et du cadastre évoquent une hausse de plus de 35 % des autorisations de bâtir délivrées dans l’arrondissement de Bacongo entre 2019 et 2023. Pour nombre de jeunes actifs, cette effervescence représente la promesse de nouveaux emplois dans le secteur du BTP ainsi qu’un signal positif pour la modernisation de la cité. « Le centre-ville devient attractif pour les investisseurs régionaux, c’est une chance pour nos compétences locales », confie Jean-Christian M., ingénieur civil de 28 ans récemment revenu d’études à Douala.
Enjeux patrimoniaux et responsabilités publiques
L’enthousiasme urbanistique s’accompagne toutefois d’interrogations légitimes sur la sauvegarde du patrimoine foncier de l’État. Plusieurs terrains issus de sociétés publiques dissoutes au tournant des années 2000 se retrouvent aujourd’hui dans le giron de promoteurs privés. Les archives de l’ex-Office national des postes et télécommunications ou de certaines filiales minières témoignent de tenures foncières parfois complexes, où le droit domanial croise le droit commercial. Face à ces situations, le ministère des Affaires foncières a lancé en février une campagne de vérification des titres afin de certifier la traçabilité des transactions. « Il s’agit de protéger l’intérêt général sans freiner l’initiative privée », a rappelé la directrice du cadastre, Armelle Ngowani, lors d’un point de presse.
Le Conseil municipal, pour sa part, rappelle la nécessité d’un plan d’occupation des sols rigoureux. La révision du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) de Brazzaville, entamée en 2022 avec l’appui de la Banque africaine de développement, prévoit d’identifier les parcelles à haute valeur patrimoniale. Selon l’économiste urbain Alain-Serge Mabiala, cette cartographie « permettra d’éviter la dilution du patrimoine public tout en clarifiant les zones propices à l’investissement privé ».
La voix des experts en aménagement urbain
Les universitaires soulignent que la cession de terrains étatiques n’est pas en soi problématique, pourvu qu’elle s’inscrive dans un cadre transparent et durable. Le professeur de géographie urbaine Anicet Colomb affirme que « la croissance verticale, si elle s’accompagne de normes strictes de sécurité et d’espaces verts, peut réduire l’étalement urbain et préserver les ceintures agricoles ». De son côté, l’architecte Irène Bondo, lauréate du Prix national d’urbanisme 2021, insiste sur la dimension mémorielle des sites publics : « Transformer ne doit pas signifier effacer, c’est la notion même d’héritage qui est en jeu pour notre jeunesse qui cherche ses repères ».
Parmi les solutions avancées figure la mise en place de partenariats public-privé transparents, garants d’un partage équitable des bénéfices et des obligations. Des expériences pilotes, menées sur les berges réaménagées du fleuve, montrent qu’il est possible d’associer investisseurs, municipalité et associations de quartier autour de cahiers des charges exigeants. Les jeunes professionnels du numérique y voient aussi une opportunité de créer des incubateurs, favorisant un écosystème urbain innovant.
Vers un équilibre entre initiative privée et intérêt général
La modernisation du cœur de Brazzaville s’inscrit dans une trajectoire où coexistent ambitions individuelles et priorité collective. Du côté des promoteurs, l’argument de la création de richesses et d’emplois demeure central. Concernant l’autorité publique, la préservation d’un patrimoine susceptible de soutenir des équipements collectifs à long terme est un impératif stratégique. La Commission nationale de lutte contre la corruption a, de son côté, réitéré son engagement à vérifier les procédures d’acquisition afin d’écarter tout soupçon de conflit d’intérêts. Une telle vigilance tend à rassurer les jeunes citadins, nombreux à investir leurs économies dans de petites entreprises dépendantes de la qualité des infrastructures.
À l’horizon 2030, les scénarios d’experts convergent sur un point : la capitale devra combiner densification raisonnée et valorisation de ses terres publiques. Si cette équation trouve sa solution, Brazzaville pourrait devenir un laboratoire urbain régional, conciliant esthétique architecturale, efficacité économique et responsabilité sociétale. Pour la génération émergente, il en va de la construction non seulement d’immeubles mais aussi d’un futur partagé, où la pierre et la mémoire se répondent en harmonie.