Sur les premières rives d’une vocation musicale
Le 5 février 1935, la ville de Brazzaville accueille dans le quartier Poto-Poto un nouveau-né que sa mère décrit plus tard comme « un bébé qui sifflotait dès la première gorgée de lait ». L’anecdote, souvent répétée dans les familles, a valeur d’acte de naissance artistique pour Célestin Kouka. Très tôt, le futur baryton rejoint la chorale de l’église Saint-François-d’Assise, dirigée par le père Burette, auquel succèdent le frère Roger Nkounkou puis l’abbé Fulbert Youlou, futur chef de l’État. Ce contexte spirituel, où la polyphonie grégorienne se mêle aux rythmes bantous, façonne une oreille attentive aux modulations et aux harmonies.
Le séminaire, l’indiscipline et l’appel de la scène
Admis au petit séminaire de Mbamou, l’adolescent songe un instant à la prêtrise. Deux années plus tard, il réalise que sa vraie liturgie est ailleurs. Renvoyé pour indiscipline du collège Chaminade, il troque la soutane rêvée contre les pantalons plissés des bars de Bacongo. Ses idoles s’appellent Luis Mariano et Tino Rossi, qu’il reprend avec un accent français jugé « impeccable » par ses camarades d’alors. Sous les néons de la capitale, il découvre la danse swing et affine une élégance vestimentaire qui deviendra sa signature scénique. Le cousin Sébastien Bikouta, revenu de Paris chargé de vinyles, repère ce diamant brut et l’encourage à fonder le Cercle Culturel, futur Cercul Jazz. La voie professionnelle est désormais ouverte.
Brazzaville 1953 : bars enfumés, tango d’exportation et premiers succès
En 1953, Kouka rejoint les Compagnons de la Joie, formation portée par Lièvre Diaboua. Au bar Mon Pays de Moungali, sa version du titre « Le plus beau tango du monde » fait chavirer un public avide de nouveautés européennes. Le succès est immédiat. Invitations, cachets et promesses affluent. Un soir, au mythique Chez Faignond, il croise Edo Ganga et Nino Malapet, piliers du Négro Jazz. Une improvisation suffit : le patron lui ouvre sa scène, la clientèle réclame un rappel, l’orchestre lui offre un pupitre. Débute alors une série de navettes entre Brazzaville et Léopoldville, où la concurrence entre formations stimule l’inventivité et raffermit sa réputation de baryton précis, capable de lier swing américain et rumba locale.
Ok Jazz : l’école de rigueur et l’essor continental
Au printemps 1956, la maison d’édition Loningisa cherche un renfort vocal pour Ok Jazz. Sous l’impulsion de Jean Serge Essous et de Pandi Saturnin, Kouka traverse le fleuve et se joint à une phalange en pleine effervescence. La session d’enregistrement de « Georgina wa bolingo » révèle sa capacité à poser un phrasé amoureux sur une trame rythmique subtile. Les tirages se vendent jusqu’aux comptoirs de Pointe-Noire et de Lubumbashi, consacrant le titre au rang de standard. Loin d’une simple parenthèse, la période Ok Jazz enseigne à l’artiste la discipline des studios et l’art de ciseler une mélodie pour le marché régional, tout en gardant la texture chaude de la tradition.
Les Bantous de la Capitale : affirmation d’une identité brazzavilloise
Le 15 août 1959, la température monte Chez Faignond. Huit musiciens qui se surnomment avec auto-dérision « les pauvres Bantous » montent sur scène. Aux côtés d’Essous, de Pandi ou de Dicky Baroza, Kouka impose une présence charismatique contrastant avec l’humilité revendiquée du nom. Les Bantous de la Capitale incarnent un désir d’émancipation artistique face aux modèles léopoldvillois. Leur son est plus aéré, porté par des chœurs rappelant la rumba cubaine autant que le répertoire religieux. Au fil des tournées régionales, Kouka défend une idée simple : le Congo-Brazzaville peut produire un style propre, exportable sans se renier. En témoignent les ventes robustes de « Makambo mwaye » ou « A.M. Ana ». La presse coloniale, parfois condescendante, salue cependant « l’élégance flegmatique » du baryton (Sources : Archives AEF, 1960).
Transmission, héritage et pertinence pour la jeunesse actuelle
À l’heure où les plateformes numériques démocratisent l’accès à la musique, l’œuvre de Kouka rappelle l’importance d’un ancrage culturel solide. De nombreux beat-makers brazzavillois samplent aujourd’hui ses lignes de baryton pour des productions afropop. Le conservatoire municipal lui consacre régulièrement des master-classes afin de sensibiliser les jeunes artistes à la rigueur harmonique des années soixante. Interrogé en 2002, l’historien Guy Léandre Mangongo affirmait : « Sa carrière démontre qu’on peut s’affranchir des frontières sans renier son terroir. » Cette leçon résonne avec acuité dans une génération en quête d’identité et de visibilité globale.
L’écho d’une voix qui ne s’est jamais tue
Discret depuis la fin des années quatre-vingt, Célestin Kouka demeure dans la mémoire collective un symbole d’audace et d’élégance. Son parcours, jalonné de ruptures contrôlées, a accompagné la naissance puis la diffusion planétaire de la rumba congolaise, récemment inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Chaque reprise de « Georgina wa bolingo » dans un club de Makélékélé ou sur les scènes parisiennes fait sourdre un même vertige : celui d’une voix qui rappelle que la modernité congolaise s’est aussi écrite à coups de guitares légères, de maracas satinés et de conversations nocturnes entre les deux rives du fleuve.