Thrène, un mot chargé de mémoire
Le mot thrène, emprunté au grec ancien, signifie plainte funèbre chantée. En terres congolaises, il renvoie à une pratique ancestrale où le verbe et la mélodie fusionnent pour célébrer la vie tout en apprivoisant l’idée de la disparition.
Des sociologues tels que Jean-Baptiste Tati-Loutard soulignent que la formule existe avant l’écriture, portée par des voix féminines capables de réciter les filiations d’un clan entier. La fonction est historique, sociale et spirituelle à la fois.
Dans le Kongo central comme dans le Pool, le thrène structure la veillée mortuaire. Le cercle se resserre, le tam-tam s’apaise, puis la narratrice convoque les aïeux par des images précises et un rythme presque hypnotique.
Loin d’être figé, le thrène continue de s’adapter. Certaines familles citadines de Brazzaville enregistrent désormais les lamentations sur téléphone pour les partager aux parents expatriés, signe d’une tradition qui dialogue avec la technologie sans perdre sa charge émotionnelle.
Mam’néné, voix mythique de Kifimba
À Kifimba, dans le clan Bahungana, le nom de Mam’néné Zenti résonne encore. Première épouse de Mahoungou mâ Mboungou, elle maniait le thrène comme d’autres manient la parole politique : avec autorité et nuance.
Enfant, l’auteur se souvient d’elle, debout près du cercueil, ponctuant chaque strophe d’un geste ample. Les anciens acquiesçaient, les plus jeunes retenaient leur souffle, impressionnés par la précision généalogique de ses évocations.
Par ses pleurs chantés, Mam’néné transformait la peine collective en connaissance partagée. « Le deuil devient classe d’histoire », glissait un vieillard du village, rappelant que nul manuel ne concurrence la mémoire vivante.
Sa renommée dépassait la vallée du Kouilou. Des familles de Dolisie sollicitaient parfois sa présence, convaincues que ses mots assuraient un passage apaisé vers Mpemba, le monde des ancêtres.
La pédagogie inspirante de Félix Nti Pouabou
Quelques décennies plus tard, au lycée Karl-Marx de Pointe-Noire, le professeur Félix Nti Pouabou revisitait cette même tradition. Sa réputation d’orateur avait franchi les murs du bahut, attirant même les élèves d’autres classes.
« Le thrène est la bibliothèque orale de l’Afrique », lançait-il lors d’un cours devenu légendaire. Dans la salle comble, il établissait des ponts entre les pleureuses de Kifimba et les élégies d’Homère, démontrant la circulation des formes poétiques.
Ce jour-là, un élève déserta ses maths pour l’écouter. Il en sortit convaincu que la connaissance, partagée sans réserve, enrichit toujours celui qui donne autant que celui qui reçoit.
De la veillée au Blues, fil invisible de l’histoire
Félix Nti Pouabou aimait prolonger la trajectoire des thrènes jusqu’aux champs de coton du Mississippi. Selon lui, la plainte vocale des esclaves africains s’est métamorphosée en Blues sans jamais renier son souffle originel.
Le musicologue Samuel Charter abonde : le glissement d’une note plaintive à un riff de guitare conserve la même fonction cathartique. On chante pour survivre, on chante pour se souvenir.
Dans les quartiers populaires de Brazzaville, de jeunes groupes fusionnent rumba et vocalises funéraires. Le résultat, encore expérimental, témoigne d’un désir de relier l’hier au demain sans rupture abrupte.
Transmission, un capital immatériel majeur
Au-delà de l’émotion, le thrène illustre la notion d’« Économie de la connaissance ». Chaque vers transmis élargit le patrimoine cognitif collectif sans appauvrir le détenteur initial, bien au contraire.
Des anthropologues plaident pour la documentation audiovisuelle de ces lamentations afin d’éviter une érosion discrète. Le ministère de la Culture encourage désormais les ateliers intergénérationnels dans plusieurs Maisons des jeunes.
Le défi est d’équilibrer sauvegarde et respect. Les pleureuses rappellent que le thrène n’est pas un spectacle touristique mais un acte sacré. Toute captation nécessite consentement et sensibilité.
L’histoire de Mam’néné et l’enseignement de Félix Nti Pouabou prouvent qu’une langue chantée peut devenir un pont temporel. En la traversant, la jeunesse congolaise mesure que protéger son héritage, c’est aussi se donner de nouvelles armes pour inventer le futur.
