Cinq ans d’échos après le dernier accord
Il est des mélodies qui, sitôt entonnées, semblent suspendre le temps. Depuis le 25 juin 2020, date à laquelle Mfumu Fylla Saint-Eudes a tiré sa révérence, la rumba congolaise résonne avec une gravité nouvelle. L’homme qui avait su convertir un patrimoine sonore en argument diplomatique n’est plus, mais la portée de son geste demeure. L’inscription, le 14 décembre 2021, de la rumba au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco a cristallisé l’héritage d’un journaliste-chercheur devenu, par la force de sa conviction, gardien d’une mémoire collective transfrontalière.
La trace indélébile d’un passeur de sons
Docteur en sciences de l’information et de la communication, Mfumu fut tour à tour chroniqueur, écrivain, musicologue, conseiller politique. Pourtant, c’est dans les coulisses feutrées des instances culturelles internationales qu’il a opéré l’alchimie décisive : transformer des rythmes populaires en dossier patrimonial recevable par l’Unesco. Ses ouvrages, parmi lesquels « La musique congolaise au XXᵉ siècle » et « Brazzaville, ville de musique », ont fourni la matrice scientifique d’un plaidoyer étoffé. Au-delà de la rigueur documentaire, le natif de Brazzaville savait dérouler, devant les experts, l’argument affectif : la rumba n’est pas un simple folklore, mais le miroir sonore des trajectoires post-coloniales des deux Congo.
La diplomatie culturelle en action
Fin connaisseur des arcanes onusiennes, l’ancien lauréat du Prix Pool Malebo maîtrisait le tempo institutionnel aussi bien que les syncopes de la guitare. Il s’est appuyé sur un réseau tissé de longue date dans les commissions culturelles, s’employant à démontrer que la rumba relevait d’un patrimoine partagé, donc non concurrentiel, entre Brazzaville et Kinshasa. Cette approche a désamorcé les querelles de paternité souvent suscitées par les arts populaires. Aux yeux des décideurs congolais, sa stratégie a revêtu une portée exemplaire : elle a montré qu’un dossier savamment piloté, nourri de données académiques et de témoignages d’artistes, peut s’imposer sur les scènes internationales sans posture d’affrontement.
Un levier identitaire pour la jeunesse congolaise
Dans les quartiers de Makelekele comme sur les plateformes de streaming, la rumba offre aujourd’hui un fil rouge entre générations. Les artistes de 25-35 ans la réinventent, mêlant cuivres vintage et textures électroniques. Interrogé lors du Festival Brazza Jazz 2023, le producteur Junior Mabiala confiait : « Nous intégrons les codes de la rumba pour affirmer notre congolité sans renoncer à la modernité ». Cette hybridation perpétue la vision de Mfumu : la tradition n’est pas relique, elle est ressource. Les écoles de musique privées voient ainsi leurs effectifs gonfler de 18 % depuis 2021, selon les données du ministère de l’Artisanat et des Arts, signe tangible de l’attraction renouvelée pour ce patrimoine valorisé.
Vers une mémoire tangible et partagée
Au lendemain de la messe commémorative célébrée le 25 juin dernier à la Basilique Sainte-Anne, la société civile a relancé l’idée d’un mémorial dédié à Mfumu. Les contours du projet restent à affiner, mais l’enjeu est clair : inscrire physiquement la contribution du défunt dans le paysage urbain de Brazzaville. Une statue ou un centre d’archives musicales serait, selon plusieurs voix universitaires, un vecteur puissant de pédagogie patriotique. Les autorités culturelles se disent ouvertes à un partenariat public-privé, esquissant la possibilité d’une synergie entre mécènes, collectivités et diaspora. Cette perspective confirme la solidité d’un consensus national autour de la rumba, présentée non comme un atout passéiste, mais comme un levier d’économie créative et de rayonnement diplomatique.
Au-delà de la commémoration, la continuité
La disparition de Mfumu Fylla Saint-Eudes n’a pas figé l’élan qu’il avait initié. Des workshops thématiques, soutenus par l’Institut français du Congo, dessinent actuellement un cursus universitaire centré sur l’entrepreneuriat musical. En parallèle, la préparation d’un second volet de candidature à l’Unesco, portant cette fois sur les chorégraphies de la rumba, illustre la dynamique de continuité. « Nous ne sommes qu’au premier mouvement d’une symphonie patrimoniale », résume la musicologue Clémence Badinga. Cette projection dans l’avenir rappelle que la plus belle façon d’honorer Mfumu consiste à prolonger sa méthode : articuler recherche, action publique et création artistique, afin que la rumba demeure le battement d’un cœur national pleinement accordé au monde.