Brazzaville et Kinshasa, voisines séparées par le fleuve Congo
La plupart des capitales du monde se situent à des centaines de kilomètres l’une de l’autre ; Brazzaville et Kinshasa, elles, se font face, séparées seulement par le large ruban du fleuve Congo. À la nuit tombée, les jeunes de Poto-Poto distinguent les lumières de Limete, comme pour rappeler qu’ici deux États souverains se partagent un même patrimoine géographique et culturel. Leur voisinage intrigue le visiteur et nourrit les commentaires des réseaux sociaux : pourquoi deux pays portent-ils presque le même nom alors qu’un simple bac suffit à les relier ? La réponse, ancrée dans la période coloniale, offre une leçon d’histoire aux contours encore perceptibles dans la vie quotidienne des deux capitales.
De la Conférence de Berlin aux mandats français et belge
Au milieu du XIXᵉ siècle, les explorations menées par Pierre Savorgnan de Brazza au nord et Henry Morton Stanley au sud déplacent le centre de gravité des convoitises européennes vers le bassin du Congo. Lors de la Conférence de Berlin de 1884-1885, les diplomates tracent sur des cartes encore incomplètes une frontière suivant approximativement le lit du grand fleuve. La rive droite, intégrée par la France à l’Afrique équatoriale française, prend le nom officieux de « Congo français », tandis que la rive gauche devient l’éphémère État indépendant du Congo, propriété personnelle du roi Léopold II, avant de se transformer en colonie belge en 1908. L’administration, la fiscalité et même la violence diffèrent alors sensiblement d’une rive à l’autre, instaurant des héritages qui perdurent.
Les années 1960, naissance simultanée de deux États souverains
Soixante-quinze ans plus tard, l’onde de choc des indépendances traverse le continent. Le 30 juin 1960, Léopoldville proclame la naissance de la République du Congo dans le cadre d’une transition politique complexe qui verra Patrice Lumumba appeler à l’unité nationale. Quelques semaines plus tard, le 15 août 1960, Brazzaville, capitale administrative de l’Afrique équatoriale française, accède à son tour à la souveraineté sous l’appellation de République du Congo. Deux États portant la même dénomination apparaissent donc quasi simultanément. Pour éviter l’amalgame, les médias internationaux recourent rapidement aux appellations Congo-Kinshasa et Congo-Brazzaville, une distinction géographique qui s’est imposée dans les conversations quotidiennes.
Choisir un nom commun, affirmer deux identités nationales
La question onomastique ne relève pas seulement du protocole. Elle est également un vecteur d’identité. En 1964, la République du Congo orientale adopte le qualificatif de démocratique avant de devenir République démocratique du Congo ; deux ans plus tard, la ville de Léopoldville est rebaptisée Kinshasa afin de tourner la page coloniale. De son côté, Brazzaville conserve un nom évoquant l’explorateur français mais valorise, dans les textes officiels, les langues nationales que sont le kituba et le lingala aux côtés du français. Ces décisions illustrent un délicat équilibre entre continuité administrative et affirmation culturelle, comme l’explique l’anthropologue Jean-Godefroy Bidima, pour qui « le nom d’un pays condense un projet de société et un récit de soi ».
Trajectoires politiques contrastées et coopérations contemporaines
Sur le plan quantitatif, le contraste est notable. Avec près de cent dix millions d’habitants répartis sur plus de deux millions de kilomètres carrés, la RDC figure parmi les géants africains, alors que la République du Congo en compte environ six millions sur un territoire équivalent à celui de l’Allemagne de l’Ouest d’autrefois. Cette disproportion se reflète dans le produit intérieur brut : environ 160 milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat pour la RDC, contre 28 milliards pour son voisin du nord. Toutefois, la richesse pétrolière a permis à Brazzaville d’atteindre un revenu par habitant supérieur, estimé à 5 500 dollars, tandis que Kinshasa demeure aux environs de 1 500 dollars. Ces chiffres, relatifs et volatils, masquent une coopération économique croissante, illustrée par le projet de pont route-rail devant relier les deux capitales, un chantier salué par la Banque africaine de développement comme « un catalyseur d’intégration régionale ».
Regard de la jeunesse congolaise sur une gémellité singulière
Au-delà des indicateurs macro-économiques, les jeunes Congolais interrogent la portée de cette gémellité. Pour Grâce-Lotika, vingt-sept ans, entrepreneure brazzavilloise dans le numérique, « le fleuve nous sépare physiquement mais les playlists sur nos smartphones prouvent que nos imaginaires se confondent ». Les collaborations musicales entre artistes de Kinshasa et de Pointe-Noire, la vitalité des réseaux associatifs et les championnats sportifs transfrontaliers témoignent d’une dynamique que les gouvernements encouragent désormais, conscients de l’enjeu démographique. La récente délivrance conjointe de visas facilités pour les étudiants, annoncée lors du Forum économique de 2023, illustre cette volonté d’ancrer la jeunesse au centre d’une diplomatie de proximité.
Vers une mémoire partagée et un avenir convergent
Si l’existence de deux Congo résulte de tracés hérités du XIXᵉ siècle, la manière dont leurs citoyens habitent aujourd’hui cette histoire relève de choix contemporains. Les commémorations organisées en 2020 des soixante ans des indépendances ont donné lieu à des expositions croisées à Brazzaville et Kinshasa, signe que la frontière administrative n’interdit ni la mémoire partagée ni la projection commune. Comme le résume la politologue congolaise Mireille Ngoma, « nous ne sommes pas deux frères ennemis mais deux rameurs d’une même pirogue qui doivent accorder leurs mouvements ». Dans un contexte régional en mutation, la jeunesse constitue la principale force motrice de cette synchronisation. Son énergie créative, nourrie par la technologie et le désir d’entreprendre, offre peut-être la meilleure réponse à la question initiale : il y a deux Congo parce qu’il y a plusieurs façons de rêver le même fleuve.