Un même fleuve, deux capitales face-à-face
Les passagers qui empruntent la navette fluviale reliant Brazzaville à Kinshasa parcourent à peine six cents mètres d’eau, mais traversent en réalité deux républiques souveraines. Ce face-à-face unique au monde, où deux capitales se saluent d’une rive à l’autre, intrigue souvent les observateurs étrangers. Pour le voyageur congolais, il rappelle que l’unité géographique du bassin du Congo ne s’est pas traduite par une unité politique. Depuis les pirogues des pêcheurs jusqu’aux innombrables barges chargées de marchandises, le fleuve demeure pourtant le trait d’union historique, social et économique entre les deux peuples.
Partition coloniale : de Berlin à l’Atlantique
L’existence de deux États homonymes trouve sa source dans le partage de l’Afrique orchestré à la conférence de Berlin de 1884-1885. Le diplomate Otto von Bismarck y réunit les puissances européennes qui découperont la carte africaine à l’aune de leurs ambitions commerciales. Au nord du grand fleuve, la France installe son protectorat dès l’expédition de Savorgnan de Brazza et baptise cette zone « Congo français ». Au sud, le roi Léopold II obtient, à titre personnel, l’immense « État indépendant du Congo », vite rebaptisé en 1908 « Congo belge » après des révélations sur l’exploitation violente des populations locales. Ainsi, dès l’origine, deux administrations étrangères, deux monnaies et deux réseaux d’infrastructure se superposent dans un espace pourtant régi par des dynamiques culturelles communes.
Administrations distinctes, héritages contrastés
Sous la France, Brazzaville devient la capitale de l’Afrique-Équatoriale française et accueille des fonctionnaires formés à l’École coloniale, qui misent sur la centralisation et la scolarisation en français. De l’autre côté, Léopoldville, future Kinshasa, se développe autour d’une économie extractive dirigée par des compagnies belges. Les modèles d’encadrement et de formation diffèrent : à Brazzaville, l’élite émergente bénéficie d’une ouverture précoce aux humanités classiques, tandis qu’au Congo belge la priorité reste la main-d’œuvre pour les mines et le chemin de fer du Katanga. Ces choix structurent encore aujourd’hui les imaginaires nationaux, notamment la conception de l’État et la répartition des compétences professionnelles.
1960, le souffle jumelé des indépendances
Le vent de la décolonisation balaie simultanément les deux rives. Le 30 juin 1960, Léopoldville proclame l’indépendance sous le nom de « République du Congo ». Six semaines plus tard, le 15 août, Brazzaville fait de même. Rapidement, pour lever toute confusion diplomatique, les deux pays adoptent des dénominations distinctes : République du Congo pour Brazzaville, République démocratique du Congo pour Kinshasa, chacune prenant soin de préserver le toponyme symbolique lié au fleuve. Les historiens soulignent qu’en dépit de ce double baptême, les jeunesses congolaise et zaïroise de l’époque chantent les mêmes rumbas et suivent avec passion les exploits de l’équipe nationale de football d’alors, preuve d’une culture populaire déjà transfrontalière.
Trajectoires contemporaines et dialogue transfrontalier
Depuis six décennies, les chemins politiques des deux États n’ont cessé de se croiser. La République démocratique du Congo, vaste comme un sous-continent, a connu des épisodes de turbulences mais s’impose désormais comme un partenaire économique majeur dans la région des Grands Lacs. La République du Congo, conduite par les autorités dirigées par le président Denis Sassou Nguesso, a quant à elle privilégié la stabilité institutionnelle, la consolidation d’infrastructures et une diplomatie de bon voisinage. Les commissions mixtes Brazzaville-Kinshasa se réunissent régulièrement pour fluidifier la circulation des personnes, harmoniser les procédures douanières et promouvoir des projets communs, tels que le pont route-rail envisagé entre les deux capitales.
La jeunesse, moteur d’une future intégration
Sur les campus universitaires de Makoua, de Talangaï ou de Mont-Fleury, il n’est pas rare d’entendre les étudiants discuter de stages à Kinshasa ou à Lubumbashi, tandis que les rappeurs de la rive gauche enregistrent des featuring avec des beatmakers kinois. Cette effervescence culturelle nourrit l’idée selon laquelle le destin des deux Congo pourrait entrer dans une phase d’intégration plus poussée, à l’image de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale. Les responsables des deux pays insistent sur l’importance d’un climat pacifié pour que cette coopération profite d’abord aux 60 % de la population âgés de moins de trente-cinq ans. Le défi consiste désormais à transformer la proximité géographique en un véritable corridor de savoirs, d’investissements et d’emplois, afin que le fleuve cesse d’être perçu comme une frontière et redevienne un espace d’échanges nourriciers pour les générations futures.