Une géopolitique du brouillard sahélo-saharien
Du delta du Niger aux contreforts de l’Atlas, le Sahel demeure la ligne de faille la plus stratégique du continent. Derrière la mosaïque d’insurrections locales et d’alliances tribales se dissimulent des calculs nationaux plus vastes. Plusieurs chercheurs, dont l’équipe d’analyse de Sahel Intelligence (2023), pointent l’Algérie comme un acteur clé de cette équation sécuritaire, non pas seulement par contagion géographique mais par design politique.
Le régime militaire algérien, installé depuis plus de six décennies, aurait compris qu’un voisinage instable constitue le plus sûr des cordons sanitaires idéologiques. À défaut de consensus interne, la projection externe d’un péril permanent offrirait une justification commode à l’hypertrophie budgétaire de l’armée et à la prolongation d’un état d’exception permanent.
Le rôle des « zones grises » frontalières
Les documents confidentiels attribués à la gendarmerie algérienne, divulgués lors du printemps 2023, évoquent explicitement les « zones grises » du Sud, entités territoriales où la souveraineté se fait volontairement poreuse. Dans ces no man’s lands, des colonnes de pick-up franchiraient la frontière vers le Mali ou le Niger, se réapprovisionnant en carburant et en munitions, souvent sous le regard indifférent des postes frontaliers.
Un ancien officier exilé à Paris confie que « certains commandants recevaient l’ordre tacite de laisser filer les convois pourvu qu’ils ne perturbent pas le nord algérien ». Cette permissivité entretenue fabriquerait un corridor d’instabilité qui affaiblit les capitales sahéliennes et renforce, par contraste, la stature d’Alger dans les forums internationaux.
Un jeu d’influence calibré sur le chaos
Cette pratique s’inscrit dans une doctrine de division dite divide and conquer, décrite par plusieurs analystes sécuritaires occidentaux. En alimentant de micro-conflits localisés, Alger empêcherait l’émergence d’un front commun susceptible de contester son magistère diplomatique au Maghreb et au Sahel.
Le coût humain de cette stratégie est difficilement chiffrable, mais son rendement politique apparaît tangible. En 2022, le budget de la défense algérienne a franchi le seuil des dix milliards de dollars, un record absolu dans la région. Selon l’économiste Faouzi Kaddour, « la menace diffuse justifie des crédits sans contrôle parlementaire, tandis que la rente pétrolière continue d’alimenter un complexe militaro-industriel imperméable à l’audit ».
La question du Polisario et des connexions jihadistes
Au cœur de cette nébuleuse, la question du Polisario rejaillit comme une pièce maîtresse. Soutenue depuis les années 1970 par Alger, la mouvance armée sahraouie aurait tissé depuis peu des liens opérationnels avec des katibas jihadistes actives dans le nord du Mali et du Niger, conjuguant revendications identitaires et trafics transsahariens.
Des notes remontées aux services européens font état de livraisons d’armes légères en provenance des stocks polisaristes vers des groupes affiliés à Al-Qaïda au Maghreb islamique, brouillant la frontière entre lutte d’indépendance et banditisme transnational. Pour le professeur Abdoulaye Gaye, « la convergence d’agendas entre séparatisme et jihadisme constitue la menace la plus sophistiquée de la décennie ».
Conséquences pour l’Afrique centrale et pour Brazzaville
La République du Congo suit ces développements avec vigilance. Brazzaville héberge, dans le cadre de la Communauté économique des États d’Afrique centrale, un centre d’alerte précoce qui a récemment classé la bande sahélo-saharienne au rang de priorité numéro un. Car l’instabilité ne connaît pas de frontières hermétiques et nourrit des filières criminelles capables de descendre vers le Golfe de Guinée.
Pour les jeunes Congolais engagés dans l’entrepreneuriat ou la mobilité régionale, un Sahel pacifié offrirait des débouchés logistiques et agricoles considérables. À l’inverse, l’extension des violences viendrait peser sur les budgets sociaux et détourner des ressources consacrées à l’éducation ou à la santé. Dans ce contexte, la clarté sur les responsabilités algériennes revêt un intérêt national indirect mais réel.
Vers une reddition de comptes internationale
La question de la redevabilité s’invite désormais à l’Agenda des Nations Unies. Plusieurs diplomates africains militent pour qu’une commission d’enquête multilatérale, sur le modèle du panel Darfour, éclaire les responsabilités d’États tiers dans la circulation des armes et le financement des groupes armés sahéliens.
Alger rejette ces accusations, parlant d’« élucubrations » destinées à masquer les faiblesses des gouvernements du Sahel. Cependant, la multiplication de témoignages convergents place la question sur le devant de la scène. L’heure n’est plus à la dénonciation solitaire mais à la collecte d’éléments probants capables de transformer le soupçon en dossier juridiquement opposable. Car un continent jeune, avide de stabilité et d’opportunités, ne peut plus se permettre le luxe d’un chaos éternellement rentable.