Penser le rôle de l’intellectuel
Qu’est-ce qu’un intellectuel au Congo-Brazzaville d’aujourd’hui ? La question traverse universités, start-ups, ateliers d’art et réseaux sociaux. Elle gagne en urgence à l’heure où la croissance verte, la diversification économique et l’innovation culturelle misent sur les idées neuves plutôt que sur les seules infrastructures.
Lorsque l’ancien directeur de Télé Congo Michel Mboungou-Kiongo relit la définition d’Umberto Eco, il rappelle que l’intellectuel n’est pas un statut réservé à quelques initiés mais un engagement permanent à produire du sens, qu’on soit agronome, rappeur ou ingénieur logiciel.
L’héritage d’Umberto Eco revisité
Dans une interview devenue culte, Eco refusait l’équation entre travail de bureau et travail de l’esprit, en remarquant avec humour que « Michel-Ange sculptait avec ses mains ». Ce renversement invite à juger la pensée non par l’outil utilisé mais par sa capacité à ouvrir des pistes.
Eco ajoutait qu’est intellectuel celui qui « produit de nouvelles connaissances ». Cette exigence conserve une étonnante actualité sur un continent où la moitié de la population a moins de vingt ans et où chaque innovation peut modifier l’accès à la santé, à l’éducation ou à l’emploi.
Pour Mboungou-Kiongo, la pertinence d’Eco dépasse la théorie. « La créativité critique n’est pas un luxe, c’est l’énergie vitale de nos sociétés », confie-t-il. Le propos résonne particulièrement à Brazzaville, où nombre de jeunes cherchent à conjuguer héritage littéraire et entrepreneuriat technologique.
Créativité critique ou répétition
La réflexion mène à un tri subtil entre diffusion de savoir et véritable invention. Un enseignant qui recycle indéfiniment le même support sans l’actualiser transmet certes de l’information, mais il n’entre plus dans la catégorie d’Eco. Il devient archiviste plutôt que découvreur.
Inversement, un agriculteur de la Likouala expérimentant un greffage inédit pour réduire l’acidité du cacao innove et partage une connaissance applicable. Son geste, à la fois empirique et théorique, illustre la frontière mobile entre action manuelle et spéculation intellectuelle.
L’apport critique repose alors sur trois axes souvent cités par les chercheurs de l’Université Marien-Ngouabi : capacité de doute, curiosité interdisciplinaire, diffusion ouverte des résultats. Sans ces piliers, la production de savoir se fige et laisse place à la simple restitution.
Les nouveaux laboratoires congolais
Brazzaville voit émerger des fablabs, des studios de musique numérique et des incubateurs où l’on croise codeurs, stylistes et conteurs. Ces espaces hybrides ont la particularité de transformer des contraintes logistiques — débit Internet irrégulier, importations coûteuses — en défis stimulant l’inventivité collective.
Selon la start-uppeuse Grâce Ngakala, « chaque goulot d’étranglement est une invitation à hacker le système ». Son équipe développe une appli hors-ligne pour la formation agricole, testée dans la Cuvette, prouvant qu’innovation peut rimer avec inclusion rurale et que la connaissance circule en circuits courts.
La démarche trouve un écho dans la politique publique visant à soutenir les industries créatives sous la houlette du ministère des Postes, des Télécommunications et de l’Économie numérique. Les subventions allouées à l’écosystème tech sont lues par plusieurs analystes comme une reconnaissance du capital intellectuel local.
Défis numériques et inclusion
Malgré les progrès, l’accès à la bande passante demeure inégal, limitant la circulation des recherches universitaires et des œuvres audiovisuelles congolaises. Les intellectuels 3.0 doivent donc composer avec des coupures récurrentes, tout en défendant un internet ouvert qui protège la propriété intellectuelle.
Le partenariat récemment noué entre l’Agence de Régulation des Postes et Communications électroniques et plusieurs opérateurs mobiles prévoit une baisse graduelle des tarifs de données. Pour les créateurs de contenu, cette initiative signe l’entrée dans une phase où la recherche n’est plus freinée par le coût.
Reste à favoriser l’alphabétisation numérique, condition sine qua non pour que les plateformes scientifiques ou culturelles profitent à la majorité. Là encore, l’esprit d’Eco plane : savoir manier un ordinateur ne suffit pas, il faut en extraire des idées qui enrichissent la cité.
Une voie ouverte à la jeunesse
Au lycée Chaminade, un club de philosophie s’est lancé dans des podcasts hebdomadaires où les élèves discutent de biodiversité, de fintech et de rumba. « On n’attend plus le manuel, on le complète », explique Murielle, 17 ans, incarnant cette posture proactive chère à Mboungou-Kiongo.
Pour nombre d’observateurs, la génération montante ne souhaite pas seulement consommer des idées mais les générer, qu’il s’agisse de modéliser les flux du fleuve Congo ou de réinventer le storytelling autour du makayabu. Une dynamique qui pourrait accélérer la transition vers une économie fondée sur la connaissance.
En définitive, l’intellectuel version 2024 n’est ni un oracle solitaire ni un gestionnaire de citations. C’est un acteur connecté, critique et ancré dans son territoire. Umberto Eco l’avait annoncé ; Mboungou-Kiongo le relaie ; la jeunesse congolaise s’en empare pour construire demain.
Cette ouverture suppose cependant un écosystème critique, apte à accepter la remise en question et la diversité d’opinions. C’est à cette condition que la République du Congo pourra capitaliser sur ses cerveaux, transformer l’ingéniosité dispersée en solutions concrètes et rayonner dans la sous-région.
