Rumeurs virales et chronologie divergente
Le 14 juin 2025, deux courtes vidéos publiées sur TikTok et arborant des légendes alarmistes — « LAGAT HAS RESIGN » pour l’une, « Breaking News DIG Lagat resign » pour l’autre — atteignent en quelques heures plusieurs centaines de milliers de vues. Or, à cette date, Eliud Lagat, adjoint de l’inspecteur général de la police kényane, est toujours en fonction. Ce n’est que le 16 juin, soit plus de vingt-quatre heures plus tard, que l’intéressé déclare publiquement « se mettre en retrait » de ses responsabilités, le temps qu’une enquête indépendante fasse la lumière sur la mort en cellule du blogueur Albert Ojwang. L’anomalie chronologique, pourtant flagrante, n’a pas ralenti la propagation du récit erroné : entre le premier visionnage et la fin de la semaine, les partages explosent dans toute l’Afrique de l’Est, alimentant un flot incessant de commentaires et de mèmes.
Le cadre juridique de la « mise en retrait »
Dans le droit kényan, la démission d’un haut fonctionnaire de police requiert une lettre formelle remise au Conseil national de sécurité puis entérinée par décret présidentiel. Aucune de ces étapes n’a été observée dans le cas Lagat. L’intéressé a plutôt invoqué la formule, politiquement commode mais juridiquement floue, de la « step aside ». Celle-ci ne figure pas dans la loi mais demeure tolérée par l’exécutif pour désamorcer la pression de l’opinion lorsque des procédures disciplinaires se profilent. L’expression indique une suspension volontaire et provisoire, sans perte de grade ni de solde. Concrètement, Lagat reste donc membre de la hiérarchie policière et pourrait reprendre son poste à l’issue de l’instruction. Assimiler cette mesure conservatoire à une démission définitive relève d’une interprétation hâtive, parfois instrumentalisée par des acteurs peu scrupuleux cherchant le sensationnalisme.
Anatomie d’une manipulation audiovisuelle
Le 17 juin, une troisième vidéo franchit un seuil viral inédit : plus d’1,2 million de vues en douze heures sur TikTok avant de migrer vers YouTube, Facebook et Instagram. On y voit Lagat, entouré de collègues, semblant annoncer sa « retraite officielle ». L’illusion est soignée : plans serrés, gestuelle mesurée, mots déterminés — « to officially retire from the National Police Service with immediate effect ». Pourtant, la bande sonore est empruntée mot pour mot au discours d’adieu prononcé en 2014 par l’ancien chef de la police David Kimaiyo. L’image, elle, provient d’un briefing tenu par Lagat le 30 août 2024 à Nairobi au sujet d’un plan de sécurité routière. Les techniciens en vérification visuelle parlent d’un « lip-sync mismatch » : la synchronisation labiale trahit l’assemblage. Un simple ralentissement de la séquence suffit à constater que les lèvres de Lagat ne suivent pas le script. L’opération combine donc recyclage d’images et sampling audio, deux ressorts classiques de la désinformation contemporaine.
Le rôle des réseaux sociaux dans l’écho de la désinformation
TikTok, avec son algorithme qui privilégie la viralité instantanée, occupe une place centrale dans la genèse de l’affaire. La plateforme autorise des montages rapides, à partir de banques sonores prêtes à l’emploi, et récompense le contenu émotionnellement chargé. En quelques glissements de doigt, l’utilisateur moyen bascule du scrolling à la diffusion d’un extrait sorti de son contexte. YouTube s’est ensuite greffé au phénomène, offrant un espace plus large à des commentateurs se déclarant « analystes de sécurité » ou « whistle-blowers ». Facebook, enfin, a permis l’essaimage intergénérationnel : la vidéo y a été partagée dans des groupes communautaires majoritairement constitués de diaspora kényane. À aucun moment, la mention officielle publiée par le Service de presse du gouvernement, précisant la nature temporaire de la mise à l’écart, n’a atteint une audience comparable.
Enjeux de vigilance pour la jeunesse congolaise
Observer un cas de désinformation dans un pays voisin, c’est prendre la mesure de notre propre exposition. Les jeunes adultes du Congo-Brazzaville, majoritairement connectés via le mobile et friands de formats courts, partagent un écosystème numérique semblable à celui qui a favorisé l’intox kényane. L’épisode Lagat rappelle qu’une vidéo convaincante ne vaut pas preuve, surtout lorsqu’elle épouse les codes visuels du reportage télévisé sans en respecter les standards déontologiques. « La rapidité de circulation des images ne doit jamais supplanter la vérification des faits », avertit le politologue kényan Mumo Sole dans un entretien accordé à la presse régionale. Cultiver un esprit critique revient donc à interroger l’origine d’un clip, croiser ses informations et questionner la temporalité qu’il invoque. Autant de réflexes que notre génération doit intégrer pour préserver la qualité du débat public et éviter de se faire le relais involontaire de manipulations transfrontalières.