Une filiation vocale qui défie le temps
Il suffit de quelques mesures pour que l’auditeur soit happé : dans les vibrations de la voix de Kaabi Kouyaté affleure l’ombre sonore de Sory Kandia, figure tutélaire de la Guinée post-indépendance. Cette similitude n’est ni pastiche ni mimétisme mécanique ; elle relève d’une continuité quasi organique, façonnée par des années d’écoute intime et de pratique rigoureuse. Kaabi lui-même confesse avoir dû « longuement méditer la portée d’un tel legs » avant d’oser l’habiter. À l’heure où les relectures patrimoniales s’exposent souvent au reproche de la nostalgie, l’artiste propose ici un dialogue intergénérationnel où la mémoire devient matière vivante.
Des virtuoses africains et européens à l’unisson
Pour sculpter ce pont entre hier et aujourd’hui, Kaabi s’est entouré de partenaires emblématiques. Le ngoni de Badje Tounkara installe une pulsation archaïque, la kora de Ballaké Sissoko répond par des arabesques cristallines, tandis que le balafon de Lansiné Kouyaté dessine des architectures rythmiques d’une précision horlogère. Aux claviers, le pianiste français Jean-Philippe Rykiel, réputé pour son écoute extrafine, insuffle une coloration jazz qui élargit l’horizon harmonique sans édulcorer l’ossature mandingue. Mentionnons enfin la présence d’Aminata Camara, ancienne complice de Sory Kandia : sa voix, telle une passerelle de velours, relie les décennies et rappelle combien le chant traditionnel peut se muer en acte diplomatique entre générations.
Réinventer le répertoire mandingue sans le trahir
Sous la houlette du réalisateur sonore Stéphane Larrat, chaque titre a été abordé comme une conversation plutôt qu’une reconstitution. « Contemporanéiser un patrimoine » était le credo de Sory Kandia ; son fils en fait un fil rouge, mêlant textures électroniques discrètes et prises de son acoustiques d’une grande fidélité. Les titres tels que « Mobalou », « N’Nah Yafa » ou « Tinkisso Dan » se déploient dans des versions allongées qui laissent respirer les improvisations, tandis que « Mawoula » bénéficie d’un contrepoint de piano rappelant les décennies de Kaabi sur les scènes jazz américaines. L’équilibre atteint surprend par sa cohérence : la modernité ne se surimpose pas, elle émane des structures mêmes du répertoire, comme si l’héritage contenait déjà les germes de sa propre évolution.
Du cinéma à la scène : genèse d’une odyssée artistique
L’idée de l’album trouve ses racines dans le documentaire « La Trace de Kandia », réalisé par Laurent Chevallier, qui suivait Kaabi sur les chemins de Conakry à la quête des souvenirs paternels. Les rencontres captées à l’écran – anciens musiciens, griots doyens, anonymes marqués par la voix de Kandia – ont nourri l’écriture des arrangements et l’ordre des plages. L’enregistrement proprement dit s’est déroulé entre Paris et Bamako, en prise quasi live, afin de conserver l’énergie du moment. Cette méthode confère au disque une dimension cinématographique : l’on croit voir défiler des paysages, des places de marché, des coulisses de théâtre populaire, autant de détails qui densifient la narration sonore.
Une portée panafricaine qui parle à la jeunesse congolaise
Au-delà de la Guinée, l’album résonne puissamment au Congo-Brazzaville où les nouvelles générations s’intéressent de plus en plus aux filiations artistiques transnationales. Dans plusieurs collectifs urbains de Brazzaville, on sample déjà la voix de Kandia pour l’entrelacer à la rumba ou au trap local, preuve qu’un patrimoine bien entretenu devient catalyseur de créativité. « Ce disque nous rappelle que l’afro-futurisme puise sa force dans les mémoires orales », observe le producteur congolais Yvon Mavoungou, convaincu que « Tribute to Kandia » offrira des matières premières sonores aux beat-makers de la région. De la salle de concert à la playlist numérique, le projet illustre surtout l’idée qu’un legs culturel ne se survit vraiment que s’il continue d’inspirer la jeunesse et s’ancre dans les innovations technologiques auxquelles celle-ci se montre si sensible.
Garder l’oreille ouverte sur l’avenir
Annoncé pour le 27 juin 2025 chez Buda Musique, « Tribute to Kandia » sera disponible en CD, vinyle et sur les plateformes de streaming. Kaabi Kouyaté, désormais pleinement conscient de la responsabilité attachée à son nom, prépare déjà une tournée panafricaine qui devrait inclure Pointe-Noire et Brazzaville. En s’appuyant sur la vitalité des scènes locales et sur l’appétit de la jeunesse pour les collaborations hybrides, le chanteur pose les jalons d’un avenir où la tradition ne constitue plus un musée figé mais un laboratoire d’expérimentations sonores. Pour le public congolais, l’album offre une occasion rare : celle d’entendre comment, du Manding à l’Atlantique, la voix peut véhiculer à la fois l’histoire collective et les aspirations d’une génération avide de sens et de renouveau.