La rue kenyane, théâtre d’un deuil prolongé
Dans la moiteur hivernale du 25 juin 2025, les avenues de Nairobi, Mombasa, Kisumu et Machakos se sont à nouveau embrasées. Des milliers de silhouettes brandissaient portraits et bougies, entonnant des refrains funèbres pour les soixante jeunes tombés sous les balles policières douze mois plus tôt. Cette veillée devait être pieuse; elle s’est muée en champ de bataille au premier crépitement de grenades lacrymogènes. Les témoins parlent d’un « mardi de larmes » où les sirènes d’ambulance résonnaient plus fort que les prières. La parenthèse commémorative s’est refermée sur un bilan provisoire de huit morts et de nombreuses arrestations, prolongeant la spirale répressive engagée depuis l’ère Kenyatta.
De Kenyatta à Ruto, la doctrine du bâton
Le changement de locataire à State House n’a rien changé à la philosophie du maintien de l’ordre. Entre 2013 et 2022, Uhuru Kenyatta a laissé s’installer une culture de l’impunité qui, selon Human Rights Watch, a coûté la vie à au moins 92 manifestants en 2017. William Ruto, présenté lors de la campagne de 2022 comme « le hustler venu des bidonvilles », promettait d’inverser la courbe. Il n’en fut rien. À peine élu, il a reconduit les hauts gradés de son prédécesseur, prolongé la doctrine du tout-sécuritaire et, surtout, adossé son programme budgétaire à une hausse des taxes qui a suscité l’ire des plus précaires. « Nous pensions élire un voisin ; nous avons retrouvé le même bâton », soupire Faith Kamau, jeune analyste politique à l’Université de Nairobi.
La jeunesse diplômée, désillusionnée et cible privilégiée
Au cœur de la contestation, on retrouve une génération que les indicateurs économiques qualifient d’« à risque ». Le taux de chômage des 18-35 ans flirte avec 35 %, tandis que le coût de la vie urbain ne cesse de grimper. Pour ces jeunes surdiplômés, hyperconnectés et familiers des codes du numérique, la rue devient l’ultime amphithéâtre où s’enseigne la politique. L’affaire Albert Ojwang a achevé de cristalliser la colère : ce blogueur de 31 ans, interpellé pour un simple tweet critique à l’égard d’un commissaire, a été retrouvé mort en cellule, le corps marqué de contusions. Le rapport officiel conclut à un suicide, mais les clichés diffusés par des médecins légistes indépendants évoquent une torture méthodique. « L’État veut que nous restions sages, mais il ne nous offre que le silence ou la tombe », martèle son ami d’enfance, Collins Odhiambo.
Culture urbaine et mémoire populaire : les notes d’un album comme archive
Là où les institutions verrouillent la parole, les arts urbains la libèrent. Diffusé clandestinement sur les plates-formes de streaming, l’album « 25 Juin » s’écoute comme une chronique sonore des frustrations collectives. Mêlant trap, benga et slam, le disque rassemble dix-sept artistes issus des bidonvilles de Kibera et Mathare. Chaque morceau répertorie les noms des disparus, leurs âges, le lieu exact de leur décès, conférant à la musique la fonction d’archive citoyenne. « Notre studio, c’est la rue ; notre microphone, c’est la souffrance », résume la rappeuse Njeri Flow. Le succès viral de l’album, qui cumule déjà trois millions d’écoutes, inquiète Nairobi : preuve que la mémoire déjoue la censure, même après coupure d’Internet ordonnée par le ministère de l’Intérieur durant les échauffourées.
L’impunité comme carburant d’une colère civique
Tandis que les hôpitaux recensent les blessés, aucune enquête indépendante n’a encore prospéré. Le documentaire diffusé par la BBC en mars 2025, identifiant par leurs insignes trois officiers présents sur les lieux des exactions de 2024, n’a débouché sur aucune suspension. « L’État kényan envoie le message que certains sont intouchables », déplore Ernest Cornel de la Commission kényane des droits humains. Le Bureau du procureur général botte en touche, évoquant des « méthodes d’identification contestables ». Cette inertie institutionnelle nourrit la conviction d’une citoyenneté de seconde zone pour les quartiers populaires, accélérant la rupture du contrat social.
Une alerte régionale qui résonne jusqu’au Congo-Brazzaville
À Brazzaville, Pointe-Noire ou Dolisie, les groupes de discussion sur Telegram décortiquent minutieusement les images venues de Nairobi. La jeunesse congolaise, confrontée aux mêmes défis de chômage endémique et de gouvernance sécuritaire, y voit un miroir et un avertissement. Le politologue congolais Armand Nganga note que « l’exportation de la matraque comme réponse à la contestation peut devenir un précédent continental si la société civile ne s’organise pas ». Pour les diasporas africaines, le 25 juin kényan s’ajoute à la liste des dates symboliques — au même titre que le 20 octobre tchadien ou le 30 octobre burkinabè — qui jalonnent la cartographie d’une Afrique en quête de modèles démocratiques plus inclusifs.
Vers quel horizon démocratique ?
Combien de 25 juin faudra-t-il avant qu’une réforme profonde des forces de sécurité n’émerge ? Les promesses d’une commission vérité se heurtent au mutisme du pouvoir et à la realpolitik d’alliances parlementaires fragiles. Pourtant, le coût politique de la répression devient tangible : selon un sondage de l’institut TIFA, la cote de confiance de William Ruto est tombée de 57 % à 31 % en un an. « Si la démocratie kényane veut survivre, elle doit réapprendre à écouter ceux qu’elle matraque », prévient l’analyste Javas Bigambo. Tant que les responsables resteront hors d’atteinte, la rue demeurera le principal tribunal du pays. Et les gaz lacrymogènes, comme une signature olfactive, continueront de flotter sur les avenues kényanes chaque fois que la jeunesse réclamera son droit au futur.
