Entre industrie et terroir, la Bouenza change d’échelle
À Loudima, au confluent d’une plaine fertile et de la ligne ferroviaire Pointe-Noire–Brazzaville, les silhouettes d’inox du nouvel agri-hub Arturo Bellezza attirent désormais autant le regard que les champs de maïs. Inaugurée le 28 juin 2025 par le ministre d’État chargé de l’Agriculture et les dirigeants d’Eni Congo, l’usine symbolise la volonté officielle d’adosser l’industrialisation rurale à la transition énergétique. D’une capacité nominale de 30 000 tonnes d’huile végétale par an, l’installation traitera dans un premier temps du tournesol et du soja cultivés dans un rayon de 150 kilomètres. « Le choix du Sud est un signal fort : nous voulons rapprocher la valeur ajoutée des producteurs », a souligné le ministre Fidèle Mabiala lors de la coupure du ruban, évoquant une politique publique de relance agropastorale amorcée depuis 2019.
Le site, qui porte le nom d’un ancien ingénieur d’Eni engagé dans les agro-projets africains, s’insère également dans la stratégie mondiale du groupe italien visant la neutralité carbone d’ici 2050. L’huile congolaisement pressée quittera toutefois Brazzaville pour rejoindre les raffineries de Venise et Gela, où elle sera convertie en biodiesel de deuxième génération. Un aller-simple qui nourrit déjà les réseaux sociaux : pourquoi ne pas raffiner localement ? La question revient, mais les pouvoirs publics rappellent que la phase actuelle sert à structurer la filière avant de maîtriser les technologies de conversion.
Un levier économique pour la jeunesse rurale
Dans les villages de Koubangui ou de Madingou, nombre de jeunes agriculteurs voient dans l’arrivée d’Eni un débouché sécurisé pour leurs récoltes. Le contrat type, présenté par la coopérative régionale, garantit l’achat du quintal à un prix indexé sur le marché international, majoré d’une prime de qualité. « Nous passions des mois à chercher des preneurs. Désormais, la demande est là », témoigne Hervé Moukassa, 27 ans, producteur de tournesol.
Selon la Chambre de commerce de la Bouenza, le projet pourrait générer à court terme 800 emplois directs et 4 000 indirects, principalement dans le transport, la maintenance et les services agricoles. Les autorités parient sur un effet d’entraînement : des minoteries, des ateliers de presses artisanales et des écoles de formation technique sont annoncés. Les observateurs, eux, insistent sur la nécessité de renforcer l’accompagnement financier des jeunes ruraux pour éviter que la montée en puissance des surfaces cultivées n’engendre une concentration foncière préjudiciable aux petits exploitants.
Biocarburants : un maillon de la souveraineté énergétique
Le Congo-Brazzaville importe encore plus de 60 % du diesel consommé sur son territoire, en dépit de ses ressources pétrolières. Pour le ministère des Hydrocarbures, l’agri-hub de Loudima préfigure une diversification appelée à réduire cette dépendance à moyen terme. Le plan prévoit en effet de passer de 15 000 hectares cultivés aujourd’hui à 80 000 hectares en 2026, afin de produire localement l’équivalent de 3 millions de tonnes d’huile brute. « Nous voulons capter chaque goutte de valeur », affirme une note interne du groupe pétrolier national, évoquant l’objectif d’une unité de coprocessing diesel-bio sur la côte atlantique.
Pour les géologues d’Eni, ces biocarburants s’insèreront dans des mélanges à faible teneur en soufre, compatibles avec les moteurs existants. À Brazzaville, l’Université Marien-Ngouabi lance dès la rentrée prochaine un master en chimie verte visant à doter le pays de compétences locales. Ce maillon académique est stratégique afin d’éviter la perte de savoir-faire et de faire émerger une génération d’ingénieurs capables d’optimiser la filière dans un contexte concurrentiel régional où l’Angola et la Côte d’Ivoire ont pris de l’avance.
Enjeux écologiques et exigences de durabilité
Si l’huile végétale séduit par son potentiel bas carbone, la question de l’emprise foncière reste sensible. Les ONG locales rappellent que l’expansion vers 80 000 hectares ne saurait se faire au détriment des forêts communautaires. En réponse, le directeur du projet, Luca Martelli, assure que « chaque parcelle intégrée est certifiée sans déforestation depuis décembre 2020 ». Un audit indépendant mené par le cabinet sud-africain EcoSurv est d’ailleurs prévu chaque semestre. Les engrais chimiques seront remplacés à 40 % par des amendements organiques issus des tourteaux, tandis qu’un système d’irrigation goutte-à-goutte, alimenté par des pompes solaires, réduira la pression sur les nappes phréatiques.
À ce stade, les premiers relevés de biodiversité réalisés par l’Institut national de recherche forestière montrent une relative stabilité des populations d’insectes pollinisateurs autour des exploitations pilotes. Les experts recommandent néanmoins l’implantation de haies mellifères pour renforcer cette tendance. L’enjeu est d’autant plus crucial que les marchés européens exigent, depuis 2023, des garanties sur la traçabilité et la durabilité des huiles importées.
Cap vers 2026 : gouvernance et attentes sociétales
Le comité de suivi tripartite – pouvoirs publics, société civile, Eni – institué par décret en avril 2024, se réunit tous les trimestres à Madingou. Son rôle est de publier un tableau de bord sur les indicateurs sociaux et environnementaux. Ce mécanisme de gouvernance inclusive, salué par la Banque africaine de développement, constitue un garde-fou pour inscrire le projet dans la durée. D’ici deux ans, le gouvernement souhaite intégrer 35 % de femmes dans la chaîne de valeur, tandis qu’un fonds d’insertion professionnelle de 5 millions de dollars financera des start-up agrotechnologiques.
Pour l’heure, la jeunesse congolaise demeure partagée entre prudence et enthousiasme. L’exemple des plantations de palmiers à huile des années 1990, restées sans marché, plane comme un avertissement. Mais la maturité des nouvelles générations, connectées et formées, nourrit l’espoir que l’agro-écologie industrielle puisse être, cette fois, un véritable vecteur de souveraineté économique. « Nous ne voulons pas répéter les erreurs d’hier. Nous voulons écrire un futur qui nous appartienne », affirme Angélique Kiena, 24 ans, étudiante en agronomie et membre du Réseau des jeunes leaders de la Bouenza.