Un emballement numérique aux origines floues
Dans l’univers effervescent de la plate-forme X, il suffit parfois d’une phrase choc et d’un cliché saisissant pour déclencher une tempête. Depuis le 9 juin 2025, la photo d’un homme au visage tuméfié, chemise déchirée, tête penchée vers le ciel, s’est propagée à grande vitesse, totalisant plus de 160 000 vues et des centaines de commentaires indignés. Le narratif est simple, presque irréfutable pour l’œil non avisé : il s’agirait d’Albert Ojwang, 31 ans, blogueur et enseignant originaire de Homa Bay, quelques instants avant de succomber sous les coups supposés de policiers au commissariat central de Nairobi.
La viralité du message s’est ancrée dans un contexte émotionnellement chargé. Le décès brutal d’Ojwang le 8 juin, deux jours après son arrestation pour prétendue diffamation à l’égard du vice-inspecteur général Eliud Lagat, a réveillé de douloureux souvenirs de violences policières au Kenya. Dans cet environnement saturé d’indignation, le cliché ensanglanté a servi de catalyseur, renforçant, voire cristallisant, l’idée d’une mort précédée de sévices inqualifiables.
Le parcours tumultueux du blogueur et enseignant
Selon des proches, Albert Ojwang menait de front ses cours de sciences au lycée de Homa Bay et une activité militante en ligne, dénonçant sur son blog les dérives de certains hauts gradés de la police. Ces prises de position lui avaient valu autant d’admirateurs parmi les jeunes internautes que de solides inimitiés au sein de l’appareil sécuritaire. Le 6 juin, à la suite d’une plainte d’Eliud Lagat pour “atteinte à la réputation”, Ojwang est interpellé, puis transféré, menotté, sur plus de 350 kilomètres jusqu’à Nairobi, capitale kényane.
Le rapport d’autopsie officiel, communiqué le 10 juin, mentionne des traumatismes crâniens, une compression cervicale et des lésions compatibles avec une agression physique, éléments incompatibles avec la version policière d’un “choc volontaire contre le mur de sa cellule”. L’annonce a déclenché des marches de protestation le 25 juin dans les rues de Nairobi et poussé Lagat à se mettre « en retrait » pour garantir, selon ses mots, la sérénité des investigations.
La genèse réelle de l’image controversée
Si le sort dramatique d’Ojwang ne fait plus guère de doute, l’origine de la photo, elle, raconte une toute autre histoire. Une recherche inversée d’image, menée par l’organisation de fact-checking Africa Check, renvoie à un premier post daté du 27 mai 2025. On y voit le même visage ensanglanté. Toutefois, la légende évoque un incident impliquant « le chauffeur de l’ex-sénateur Cleophas Malala ».
Le 9 juin, Cleophas Malala reprend l’image sur Facebook, affirmant que son conducteur aurait été roué de coups par des policiers à l’issue d’un contrôle routier, déçus de ne pas trouver le parlementaire à bord. Aucun lien, donc, avec Albert Ojwang : la confusion est née du recyclage de la photo, rattachée a posteriori, sans vérification, à une actualité brûlante.
Dans un contexte où l’opinion publique se méfie parfois des enquêtes officielles, une partie des internautes a vu dans ce cliché un symbole visuel imparable, quand bien même il ne concernait pas la victime désignée. Les algorithmes de recommandation, friands de contenus à charge émotionnelle élevée, ont fait le reste.
Réseaux sociaux et responsabilité citoyenne
L’épisode rappelle combien la circulation de fausses informations est amplifiée par l’économie de l’attention. Un photographe congolais installé à Nairobi confie : « Sur X, l’image prévaut sur le texte. Dans la frénésie, beaucoup relaient avant de lire, et lisent rarement jusqu’au bout. »
Les répercussions peuvent être lourdes. Des proches d’Ojwang ont en effet reconnu ne pas avoir immédiatement démenti l’authenticité du cliché, craignant que cela ne relativise la gravité du drame. De leur côté, plusieurs médias kenyans, désormais contraints à des démentis publics, soulignent la nécessité de procédures de vérification plus rigoureuses avant publication, même sous pression de l’immédiateté.
Au-delà du cas kenyan : vigilance et esprit critique
La mésaventure autour de la photo censée représenter Albert Ojwang offre une leçon utile à l’ensemble de la communauté numérique africaine, y compris aux jeunes internautes congolais particulièrement actifs et connectés. Partager une image mensongère, fût-ce avec de nobles intentions, nourrit la confusion et, à terme, affaiblit les causes que l’on prétend défendre.
Comme le résume le sociologue kényan David Mwakaseki : « La quête de justice ne peut se bâtir sur l’injustice faite à la vérité. » En d’autres termes, protéger la mémoire d’une victime implique aussi de préserver la rigueur des faits.
Sans diaboliser les réseaux sociaux, il est utile de rappeler que chaque utilisateur possède un pouvoir d’influence proportionnel à la taille de son audience. Croiser les sources, examiner la date de première apparition d’une photo, ou encore consulter des organismes de vérification indépendants constituent des réflexes indispensables. Cette vigilance citoyenne consolide la crédibilité des mobilisations et contribue, à terme, à des sociétés plus transparentes et responsables.
