Les réseaux maçonniques au cœur du soft power français
Le Grand Orient de France vient d’élire, à Bordeaux, son nouveau Grand Maître, Pierre Bertinotti, 72 ans, économiste et enseignant. Derrière la solennité du vote, l’événement réactive un maillon ancien du soft power français, particulièrement présent en Afrique francophone.
Depuis la fin des années 1960, les loges du GODF servent souvent de passerelle confidentielle entre Paris et plusieurs capitales d’Afrique centrale. On y discute bourses d’études, partenariats universitaires, parfois même avant la signature officielle de protocoles diplomatiques.
Pour de nombreux observateurs, cette sociabilité maçonnique complète les canaux officiels sans les concurrencer. « C’est une soupape informelle où l’on teste des idées », confie un ancien haut fonctionnaire congolais, initié à Paris dans les années 1980 avant de rentrer à Brazzaville.
L’élection de Bertinotti intervient alors que la compétition pour l’influence s’intensifie, notamment avec l’arrivée de réseaux chinois, turcs ou russes. Dans ce paysage mouvant, le GODF reste un repère familier pour certaines élites d’Afrique centrale.
Pierre Bertinotti, un profil académique et discret
À 72 ans, Pierre Bertinotti cumule une carrière dans l’administration des Finances, l’enseignement à CentraleSupélec et des diplômes à HEC et Sciences Po. Ses proches décrivent un homme réservé, amateur de statistiques, plus à l’aise dans la bibliothèque que devant les caméras.
Cette réputation de technicien rassure. « Il n’a pas de prétention à jouer les éminences grises », estime la politologue Claire Ndala, spécialiste des élites congolaises. En d’autres termes, son mandat devrait privilégier l’écoute des loges étrangères plutôt que les interventions spectaculaires.
Le nouveau Grand Maître insiste déjà sur la « refondation du pacte social » et sur la place de la jeunesse dans le numérique. Des thèmes qui résonnent fortement à Brazzaville, où les autorités multiplient les programmes de formation aux métiers du digital.
Quels enjeux pour les capitales d’Afrique centrale ?
Dans la sous-région, la franc-maçonnerie garde une image ambivalente, à la fois prestige social et espace de débats. À Libreville, à Kinshasa comme à Brazzaville, elle a parfois servi de laboratoire pour des politiques publiques, notamment dans la santé ou l’éducation.
Selon un fonctionnaire du ministère congolais des Affaires étrangères, certaines réformes de modernisation administrative ont été discutées d’abord « entre frères », avant d’être proposées en conseil des ministres. Le processus n’enlève rien à la légitimité institutionnelle mais facilite, dit-il, la circulation d’idées.
Avec l’arrivée d’acteurs économiques venus d’Asie, les arbitrages se complexifient. Les loges du GODF ne sont plus les seules à ouvrir les portes. Cependant, leur connaissance historique des dossiers pétroliers ou forestiers continue d’être recherchée par certains décideurs.
Les autorités congolaises, soucieuses de diversification, observent avec pragmatisme cette mosaïque de réseaux. « Nous parlons à tout le monde, y compris aux maçons », confie une source gouvernementale. La priorité reste d’attirer les investisseurs et de financer les projets sociaux.
Entre tradition secrète et concurrence internationale
Historiquement, la discrétion a fait la force du GODF. Mais l’ère des réseaux sociaux bouscule les codes. Les jeunes cadres congolais, habitués à la transparence, interrogent le bien-fondé des cercles fermés tout en reconnaissant leur efficacité pour accélérer un dossier.
Confronté à cette exigence d’ouverture, Bertinotti promet un dialogue renforcé avec la société civile. Il compte multiplier les conférences publiques en Afrique centrale, sur la régulation numérique ou la transition écologique, deux sujets considérés prioritaires par plusieurs ministères à Brazzaville.
Reste la question du temps. Un mandat d’un an laisse peu de marges. « Il devra aller vite s’il veut laisser une empreinte », prévient l’économiste Jean-Luc Mavoungou. À Paris comme à Pointe-Noire, les agendas sont déjà serrés.
Au-delà de la symbolique, la pénétration numérique pousse certaines loges à envisager des plateformes de débat en ligne. Un prototype serait testé d’ici 2026, selon un communiqué interne. Objectif annoncé : élargir l’accès aux jeunes professionnels sans sacrifier les rituels traditionnels.
Quels impacts attendus pour la jeunesse congolaise ?
Les jeunes professionnels constituent désormais la plus grande cohorte d’aspirants au GODF en Afrique centrale. Beaucoup y voient un moyen d’accéder à un mentorat international, sans pour autant renoncer à leur identité panafricaine. Le thème du « pont culturel » revient souvent.
À l’université Marien Ngouabi, un cercle d’étudiants planche sur l’intelligence artificielle appliquée à l’agro-industrie. Ils espèrent que les liens maçonniques faciliteront l’obtention de stages en France, tout en soutenant les coopératives locales de cacao et de manioc.
De leur côté, plusieurs entrepreneures congolaises réclament une meilleure représentation féminine dans les loges. Bertinotti affirme vouloir atteindre la parité dans les responsabilités internationales du GODF. Une perspective saluée par l’agence congolaise pour l’égalité, qui parle d’« avancée symbolique mais attendue ».
Si l’élection du nouveau Grand Maître ne bouleverse pas l’agenda gouvernemental, elle rappelle l’importance de former des réseaux solides et éthiques. Les jeunes Congolais, connectés et ambitieux, pourraient trouver dans ces cercles un levier supplémentaire pour porter leurs projets nationaux.
