Brazzaville, nouveau carrefour francophone
La décision d’organiser la cinquième Rencontre des entreprises francophones (REF) au Grand Hôtel de Kintélé, à vingt minutes du centre de Brazzaville, révèle une ambition africaine longtemps sous-estimée au sein de l’espace francophone. Le choix du Congo-Brazzaville, pays de quelque cinq millions d’habitants mais doté d’un poids symbolique fort dans l’histoire de la langue française en Afrique centrale, répond à une stratégie d’équilibre géographique voulue par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). À quelques mois de l’événement, la capitale s’affaire : voiries rénovées, connectivité numérique dopée et services hôteliers renforcés cherchent à hisser la ville au rang d’escale d’affaires crédible face à Abidjan ou Kigali.
Les organisateurs annoncent déjà plus de 2 800 participants issus de 73 pays, un chiffre inédit pour la scène congolaise. L’arrivée de délégations canadiennes, maghrébines ou caribéennes conforte l’idée que la Francophonie n’est plus un concept culturel abstrait mais un réseau économique en formation. « Nous voulons passer du verbe à l’action », souligne Geoffroy Roux de Bézieux, président de l’Alliance des patronats francophones, qui insiste sur la nécessité de conclure des accords commerciaux mesurables.
Un marché de 320 millions d’acheteurs potentiels
La statistique circule comme un mot de passe : les pays francophones pèsent près de 320 millions d’habitants et croissent deux fois plus vite que la moyenne mondiale, selon l’OIF. Pourtant, moins de 20 % de leurs échanges se font entre eux, preuve que l’espace francophone demeure un archipel économique aux liaisons encore fragiles. Pour les start-up congolaises spécialisées dans l’agritech ou la fintech, la REF représente l’opportunité de montrer des solutions adaptées aux réalités africaines, mais aussi de décrocher un ticket d’entrée vers Montréal ou Bruxelles sans passer par les circuits anglophones traditionnels.
Les chiffres sont vertigineux mais les obstacles le sont tout autant. Différences de régulation, faiblesse des infrastructures logistiques et frilosité du financement bancaire contraignent la mise à l’échelle des projets. Or, la jeunesse congolaise, dont 60 % a moins de 25 ans, voit dans la Francophonie une chance de contourner la barrière linguistique qui limite l’accès aux marchés anglophones de la sous-région. « Notre génération veut exporter du savoir-faire, pas des matières premières », confie Prisca Ngoma, cofondatrice d’une plateforme de paiement mobile basée à Pointe-Noire.
Entre volontarisme politique et attentes des PME congolaises
L’événement est placé sous le haut patronage du président Denis Sassou-N’Guesso, signe que les autorités entendent capitaliser sur la visibilité offerte par la REF. Le récent Plan national de développement 2022-2026 insiste sur la diversification économique et la création d’emplois non pétroliers. Les ateliers prévus à Kintélé aborderont la fiscalité incitative, la sécurisation juridique des investissements et la simplification du droit du travail, des chantiers que les petites et moyennes entreprises congolaises réclament de longue date.
Dans les couloirs du ministère de l’Économie, on concède néanmoins que la confiance des investisseurs reste tributaire de garanties politiques. « Nous voulons rassurer sur la stabilité du cadre macroéconomique, mais cela passe aussi par une justice commerciale plus rapide », affirme un haut fonctionnaire. La REF servira ainsi de test grandeur nature : si des contrats d’implantation ou de co-production voient le jour, Brazzaville pourrait se repositionner sur la carte des hubs d’investissement régionaux.
Jeunesse et entrepreneuriat : la bataille des compétences
Au-delà des grandes déclarations, le contenu des panels révélera l’urgence d’un capital humain performant. Le Congo diplômé mais sous-employé voit l’entrepreneuriat comme issue logique à la raréfaction des postes publics. La disponibilité d’outils de financement adaptés, tels que les fonds d’amorçage ou les garanties de micro-crédit, sera donc scrutée avec attention par les incubateurs locaux. L’Agence universitaire de la Francophonie prévoit d’ailleurs un hackathon in situ, mêlant étudiants, développeurs et mentors issus d’Afrique de l’Ouest et d’Europe.
La dimension linguistique joue ici double rôle : vecteur de compréhension mutuelle et atout de différenciation. Maîtriser le français technique de la blockchain ou de l’intelligence artificielle devient un avantage compétitif pour pénétrer des marchés francophones encore peu saturés. « Former en français, c’est garder la valeur ajoutée chez nous », soutient Telesphore Mavoungou, directeur d’un centre de formation numérique à Brazzaville.
Reflets géopolitiques d’une langue économique
À mesure que la mondialisation se fragmente, la langue se mue en soft power. La France, le Canada et la Belgique voient dans la REF un moyen de soutenir leurs entreprises sans apparaître comme donneurs de leçons. Pour les pays africains, l’enjeu consiste à équilibrer les influences, entre partenaires historiques et nouveaux entrants asiatiques. La présence annoncée de délégations vietnamiennes et libanaises montre l’évolution d’une francophonie décentrée, moins euro-centrée et davantage polycentrique.
Certains observateurs notent cependant le risque de discours performatif : ériger la Francophonie en alternative crédible au Commonwealth ou au monde sinophone suppose de dépasser les effets d’image pour démontrer une efficacité contractuelle. Les négociations sur la réduction des frais de roaming intrafrançais ou sur la reconnaissance mutuelle des certifications professionnelles seront des indicateurs tangibles de progrès.
Vers un pacte de croissance partagée ?
Trois jours de conférences ne suffiront pas à effacer des décennies de commerce trop timide entre pays francophones, mais ils peuvent créer une dynamique. L’idée d’une « communauté d’affaires unique au monde » ne sera crédible que si elle se prolonge par des mécanismes de suivi, des tableaux de bord et, surtout, des retombées visibles pour les populations. Les organisateurs promettent un rapport public six mois après la REF pour mesurer l’état d’avancement des projets signés à Kintélé.
Les jeunes adultes congolais, que l’emploi salarié traditionnel ne peut absorber, guetteront les premières opportunités nées de cette grand-messe. Si la REF parvient à transformer la convivialité francophone en contrats et en emplois locaux, Brazzaville aura réussi son pari. Faute de quoi, l’événement restera une vitrine éphémère. D’ici là, la ville se prépare, consciente que l’histoire économique d’une langue passe désormais par la capacité à convaincre une génération connectée, exigeante et impatiente.
