Rumba, patrimoine vivant et matrice d’identité culturelle
Inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité en 2021, la rumba congolaise demeure l’un des marqueurs les plus éloquents de la créativité bantoue, célébrée aussi bien sur les rives du fleuve Congo qu’au sein des diasporas. Derrière ses rythmiques chaloupées, le genre condense des récits d’exil, de résistance et de modernité qui traversent les histoires politiques des deux capitales-sœurs, Brazzaville et Kinshasa. Longtemps, l’iconographie dominante a confié la narration de cette saga musicale aux voix masculines, bâtissant un panthéon presque exclusivement peuplé de géants tels que Franco Luambo ou Papa Wemba. Mais tout patrimoine authentique se nourrit d’un pluralisme d’expériences ; c’est cette dimension plurielle que le film de Yamina Benguigui vient éclairer.
La genèse du film et la démarche de Yamina Benguigui
Connue pour son travail de chroniqueuse des migrations africaines, la réalisatrice franco-algérienne confie avoir été « frappée par l’absence de visages féminins dans les anthologies de la rumba ». Au fil de quatre années de repérages entre Matonge, Poto-Poto et les réserves d’archives audiovisuelles d’Europe, elle rassemble des images inédites où surgissent les silhouettes de chanteuses et de danseuses éclipsées par le temps. Sa caméra, précise mais jamais intrusive, privilégie la parole directe ; le résultat n’est pas un plaidoyer à charge, encore moins un réquisitoire, mais un geste d’équité patrimoniale qui parle d’art tout en parlant de dignité.
Des voix féminines réhabilitées par les archives et les témoignages
Le montage tisse une conversation intergénérationnelle : Mbilia Bel se souvient des tournées continentales où elle devait négocier chaque apparition publique, Abeti Masikini raconte l’angoisse des studios dominés par les producteurs masculins, quand Tshala Muana souligne combien la danse, perçue comme subversive, constituait son premier langage de liberté. Ces séquences confirment que les pionnières ne furent pas de simples interprètes mais des architectes sonores, inventant des contre-chants ou imposant un lyrisme féminin jusque-là absent. À travers elles, la rumba s’enrichit de modulations nouvelles, de polyphonies et d’un propos sociétal élargi aux préoccupations domestiques, à l’autonomie financière et à la reconfiguration des rapports de genre.
La scène comme espace d’émancipation et de résistance
Dans l’univers nocturne des dancings de Kin-la-Belle ou des terrasses de Brazza-la-Verte, la performance devenait un acte politique autant qu’un divertissement. Les chorégraphies sensuelles, souvent jugées transgressives, créaient un espace symbolique où le corps féminin affirmait sa présence. Sous les projecteurs, ces artistes défiaient les normes patriarcales héritées de la période coloniale, tout en dialoguant avec les aspirations nationales. L’ouvrage filmique rappelle que dans un contexte de mutations sociales – de la décolonisation aux réformes économiques de l’Afrique centrale – la scène musicale a servi de laboratoire d’idées, autorisant une parole indépendante et, partant, une reconfiguration silencieuse du tissu social.
Résonance contemporaine et passage de relais générationnel
Loin de s’achever sur une note nostalgique, la narration de Benguigui interroge la scène actuelle. Fally Ipupa, dans un entretien capté à Paris, affirme que « citer Abeti ou Mbilia dans un refrain, c’est saluer les racines qui nourrissent le succès d’aujourd’hui ». De jeunes collectifs féminins, tel celui animé par la chanteuse Céline Banza, préparent des spectacles où la rumba dialogue avec le R’n’B et les musiques électroniques, témoignant d’un héritage en perpétuelle métamorphose. Le film pointe ainsi les enjeux de transmission : comment conserver la fibre originelle sans la figer, comment documenter ce legs dans les écoles d’art et les conservatoires, et surtout comment en faire un levier d’inspiration pour la jeunesse congolaise.
Un écho au dialogue culturel entre Brazzaville et Kinshasa
En choisissant de tourner des plans de part et d’autre du majestueux fleuve, Benguigui rappelle que la rumba transcende la cartographie politique pour célébrer une citoyenneté culturelle partagée. Les autorités culturelles des deux pays multiplient, depuis l’inscription à l’UNESCO, les initiatives conjointes afin de valoriser cette musique auprès des nouvelles générations. Festivals, résidences d’artistes et programmes éducatifs renforcent un pont symbolique que les héroïnes du documentaire ont contribué à bâtir. La réalisatrice, en réhabilitant leurs parcours, ajoute une pierre à cet édifice d’unité et de fierté, prouvant qu’une mémoire inclusive demeure la meilleure alliée d’un avenir harmonieux.