Nairobi sous le brouillard des gaz lacrymogènes : une scène révélatrice
Le matin du 25 juin 2025, Nairobi s’est éveillée dans une odeur mêlée de gaz lacrymogène et de bois calciné. Un an jour pour jour après l’irruption des manifestants dans l’enceinte du Parlement, les rues ont de nouveau été envahies par les plus jeunes citoyens du pays. Amnesty Kenya dénombre au moins seize morts, victimes de tirs policiers, tandis que les devantures du centre-ville fumaient encore à l’aube. Au cœur des cortèges, un slogan aussi insolent que fédérateur a retenti sans relâche : « WanTam ». Sous la tristesse palpable, une irrépressible inventivité collective persistait, rappelant que l’humour peut coexister avec le deuil et même lui servir de moteur.
Inflation, précarité et désillusions : le quotidien des moins de trente ans
Le retour massif dans les rues ne se comprend qu’à l’aune d’une conjoncture socio-économique étouffante. L’inflation a grignoté riz, sucre et carburant, tandis que la facture d’électricité a doublé depuis 2023. Selon la Banque mondiale, moins d’un jeune adulte sur dix dispose d’un emploi formel, les autres se débrouillant dans un secteur informel où la débrouille est baptisée « auto-emploi ». À cette insécurité matérielle s’ajoutent des scandales de corruption récurrents, des intrants agricoles fantômes aux budgets de voyage gouvernementaux fastueux. Pour la génération Z, l’équation est implacable : frais de scolarité élevés, rareté de l’offre d’emploi et appels au patriotisme venant de responsables voyageant en jet privé.
Mèmes, GIF et Sheng : la grammaire numérique de la contestation
Ce qui intrigue le plus les observateurs n’est pas tant la confrontation physique que la forme symbolique de la contestation. Le Kenya s’est mué en république mémétique où la dissidence se décline en GIF, stickers, répliques Sheng et emojis. Le président William Ruto, rebaptisé tour à tour WanTam, Zakayo ou encore Tax Verstappen, voit ainsi son image déconstruite pixel après pixel. La gymnastique verbale opère surtout lors du traditionnel cri patriotique « Harambee ». Au lieu de répondre à l’unisson, la foule scande « WanTam », contraction argotique suggérant « we don’t want », transformant un symbole d’unité nationale en mot-d’ordre contestaire. Des vidéos montrent même des policiers, un instant désorientés, reprendre la clameur avant qu’une nouvelle salve de gaz lacrymogène ne disperse la scène.
Le rire comme stratégie de survie collective et d’élargissement de la coalition
Loin de toute frivolité, la plaisanterie agit tel un manuel d’éducation populaire à bas coût. En moquant l’autorité, elle abaisse le seuil d’engagement et attire ceux qui rechignent aux slogans partisans. Une image détournée circule plus vite qu’un tract et dissout, le temps d’un partage, les lignes de classe, d’ethnie ou de langue. Une pancarte brandie lors de la dernière marche déclarait : « Akili ni nywele, serikali ni kipara » — « l’intellect est chevelure, le gouvernement est chauve ». La métaphore, limpide pour un habitant de Kibera comme pour un cadre de Westlands, démontre la capacité du rire à fédérer sans infrastructure lourde.
Répression 2.0 et effet boomerang de la censure en ligne
Face à cette dissidence virale, l’État kenyen combine réponses musclées et arsenal législatif. La Computer Misuse and Cybercrimes Act, initialement présentée comme rempart antifraude, sert désormais à poursuivre les auteurs de tweets trop acerbes. Mais chaque compte suspendu voit émerger une nuée de clones, phénomène que les activistes surnomment « whack-a-meme ». À chaque arrestation, la figure du satiriste martyr renforce la portée des messages, transformant la répression en caisse de résonance. Les images de coups de matraque filmées en direct sur Instagram finissent, ironie du sort, par engager un dialogue international sur les libertés publiques.
Limites de la dérision et perspectives continentales
Pour autant, l’humour ne se substitue ni à la baguette de pain ni à la protection physique. Les seize morts recensés rappellent la vulnérabilité d’un activisme qui mise sur la dérision sans pouvoir arrêter les balles. De plus, la culture du mème peut déraper vers la misogynie ou la caricature ethnique, reproduisant des clivages que les manifestants prétendent dépasser. Reste que l’expérience kényane éclaire les scènes juvéniles du continent, qu’il s’agisse de la rue Obudu à Lagos ou des esplanades du campus Marien-Ngouabi à Brazzaville. La jeunesse connectée partage désormais un répertoire discursif planétaire où l’ironie devient monnaie civique. Aux gouvernements revient le défi de considérer ces signaux non comme vacarme, mais comme baromètre social. Là où le dialogue s’ouvre, l’humour peut se muer en passerelle constructive ; là où il est étouffé, il se changera en sirène avertissant d’un danger plus grand. En définitive, WanTam n’est pas un simple calembour, mais un rappel que le pouvoir symbolique circule aujourd’hui à la vitesse d’un partage, et qu’ignorer cette réalité revient à dialoguer dans le vide.